L’Univers Déco de Frédéric Malle

Quand on interroge Frédéric Malle sur les sources de son goût pour le beau et le mélange des styles, il accuse immédiatement sa mère qui le mettait à contribution son frère et lui pour participer à ses entreprises décoratives dans les diverses propriétés familiales. Depuis son jeune âge, Frédéric Malle écoute et observe ce(ux) qui l’entoure(nt). Outre ses études en histoire de l’art, sa qualité d’attention a sans nul doute exercé son œil en même temps qu’elle lui a permis de développer son goût personnel. Pour en prendre la mesure, un des moyens les plus agréables est de faire le tour des boutiques des Editions de Parfums dont il confie qu’il les a envisagées comme une extension de ses propres résidences.

Tout commence dans la boutique du 37 rue de Grenelle à Paris. Pour lui c’est une évidence, il faut que cet endroit, destiné à accueillir les premiers clients de sa marque, soit à la fois propice à l’écoute attentive de chacun pour le conseiller dans le choix d’un parfum mais aussi dans l’esprit du quartier de Saint-Germain-des-Prés dans lequel elle se situe. Frédéric Malle sait également qu’il va y passer une grande part de son temps et y accueillir ses amis. Il conçoit donc la boutique comme une extension de son appartement parisien : un endroit où l’on se sent bien, où on laisse derrière soi le bruit de la rue pour s’adonner sereinement à la découverte des parfums. Une boutique pensée pour recevoir comme chez soi et également comme une alcôve où le temps suspend son vol.

« En décoration tous les mix d’objets sont possibles tant que leur impact visuel est semblable. Toutes sortes d’harmonies peuvent être créées sans qu’il y ait besoin d’homogénéité dans le style ou la couleur ».

Frédéric Malle organise l’espace de 58 m2 sur les conseils d’Andrée Putman et avec le concours d’Olivier Lempereur. Pour la décoration d’intérieur il a des inspirations très précises qui jouent les contrastes : des panneaux de bois dans l’esprit de la scénographie de l’architecte Carlo Scarpa pour le Palazzo Abatellis à Palerme, un sol en béton à la façon d’une galerie d’art contemporain New-Yorkaise.

Ainsi à l’image d’un cabinet de curiosités, la boutique de la rue Grenelle fait dialoguer la modernité des cylindres graphiques des colonnes à sentir qu’il a conçues lui-même, avec des objets africains acquis chez le marchand d’art Stéphane Mangin, une table et des chaises dessinées par Jean Prouvé, une photo de Philip-Lorca diCorcia, une gravure de Louise Bourgeois et deux œuvres de Roni Horn. Un éclectisme savamment orchestré, pour lequel il met à contribution ses collections personnelles.

Le même principe d’intégration au quartier dans lequel se situent les boutiques va conduire par la suite à des réalisations très spécifiques, différentes les unes des autres.

Pour la boutique du Marais à Paris comme pour la boutique de Greenwich Avenue à New-York c’est la volonté de se singulariser qui va primer. Inscrites dans des quartiers plus arty que classiques, la composition architecturale des boutiques va pousser dans ce sens : Jakob + MacFarlane va créer une œuvre sculpturale mise en abîme par des jeux de miroirs à Paris et Steven Holl déployer son implacable ingéniosité dans le West Village.

A l’inverse, la boutique New-Yorkaise de l’Upper East Side va se fondre dans l’environnement Art Déco de cet immeuble classé construit dans les années 1930 et signé de l’architecte Rosario Candela. Accompagné par Patrick Naggar, il décide de rendre hommage au style de Jean-Michel Frank qui constitue une de ses grandes références. Un style sobre et raffiné qui autorise le mélange des genres, qui fait le liant entre le contemporain et l’ancien. Jean-Michel Frank y jouera d’autant mieux les inspirateurs que les époques se rejoignent. Pour le mobilier, Frédéric Malle choisit des effets familiaux : le bureau et les fauteuils de son grand-père dessinés par Jules Leleu ainsi que le grand canapé rose qui était dans l’appartement où il a grandi rue de Courty, à Paris. En contraste, les trois colonnes à sentir en acier brossé expriment un caractère high-tech. Et comme dans la boutique historique de la rue de Grenelle, les portraits des parfumeurs s’affichent sur les cimaises, ici, au-dessus de la cheminée.

Pour la boutique de Rome, la décoration est « home made ». Frédéric Malle va principalement reprendre des éléments de son intérieur new-yorkais : une moquette vert mousse qui est la même que celle de son salon et des murs noirs comme c’est le cas dans sa salle à manger. Cultivant son goût pour le mélange, il installe une très grande bibliothèque inspirée du designer italien Gio Ponti.

Comme pour la boutique de Madison Avenue à New-York, c’est Patrick Naggar qui va concevoir l’espace de 14 m2 situé avenue Victor Hugo à Paris. Une poutre IPN géante inspirée de celles du Seagram Building à New York fait office de console centrale pour présenter les parfums. De part et d’autre, une bibliothèque en métal rouge inspirée du travail de Donald Judd et une machine à sentir conçue par Frédéric Malle en s’inspirant du design du moteur d’une Bugatti Royale. Au fond, en perspective lumineuse, les fameuses armoires réfrigérées qui abritent les flacons de parfums.

Dans la boutique de la rue du Mont Thabor à Paris, Jacques Grange apportera ses conseils pour transformer ce qui était originellement conçu pour être une imprimerie. On y retrouve de savoureuses associations : une table du 17ème siècle côtoie une cheminée de style Louis-Philippe tandis qu’au mur un authentique tableau de Millet dialogue avec une photo signée Brassaï. En contraste toujours, les colonnes à sentir sont ici déclinées avec du verre de couleur jaune qui tranche avec les montants noirs, une association inspirée d’un objet de l’artiste Takis.

En réalité, visiter les boutiques des Editions de Parfums c’est découvrir la richesse de l’univers esthétique de leur fondateur. C’est aussi un moyen de le cerner davantage, tant elles sont imprégnées de son esprit. Un esprit qui mêle la liberté au plaisir de jouer, car comme Frédéric Malle le dit si bien : « On aurait tort de prendre l’architecture trop au sérieux. Pour qu’elle soit agréable à vivre, il faut lui ajouter cette part de jeu et d’amusement qui est du domaine de l’enfance ».